L'empire Bolloré, une stratégie à l'ADN colonial et réactionnaire
Au fur et à mesure des années, rythmées par les acquisitions / cessions et les coups financiers, la structure du groupe Bolloré a évolué, de la papeterie aux médias en passant par la logistique en Afrique et ailleurs, mais son ADN reste inchangé. Depuis sa genèse, le groupe a prospéré et prospère encore aujourd'hui en appliquant les logiques prédatrices coloniales du capitalisme, notamment en Afrique. En comprenant les racines coloniales de l'empire, on comprend d'autant mieux pourquoi Bolloré a tout intérêt à soutenir les forces politiques d'extrême-droite pour faire perdurer le capitalisme impérialiste qui profite tant à ses intérêts.
Le maillon culturel et médiatique de l'empire Bolloré, s'il est le plus connu actuellement, est en fait le plus récent de l'empire et constitue l'aboutissement (ou la perpétuation) d'une vision du monde et d'un projet politique ancrés dans l'ADN du groupe depuis sa genèse : un capitalisme de prédation, colonialiste et fasciste. Pour le comprendre, il faut donc revenir aux origines du groupe Bolloré.En 1970, Vincent Bolloré a 18 ans quand il commence sa carrière de banquier. À 23 ans, il est nommé directeur-adjoint de la Compagnie financière Edmond Rothschild (un ami de la famille). Puis, en 1981, il reprend les rênes de l'usine familiale de papeterie en Bretagne, alors au bord de la faillite. Il sauve l'entreprise en diversifiant les activités puis la transforme en conglomérat à partir des années 1990 avec l'acquisition du groupe de transport maritime Delmas-Vieljeux. D'autres rachats suivront. Un véritable "self-made man de génie" donc, qui, à partir d'une petite boîte familiale en faillite, construit un empire qui le propulse 8ème fortune française en moins de 20 ans (estimée entre 9 et 10 milliards d'euros - classement Forbes 2024). Ça, c'est le storytelling.
La vérité est plutôt que Vincent Bolloré a eu le bon goût de naître dans la grande bourgeoisie bretonne catholique, a bénéficié des meilleures écoles parisiennes et surtout des relations de sa famille. Après la reprise de la papeterie, il a patiemment bâti un empire colonial en exploitant et pillant l'Afrique ainsi qu'une partie de l'Asie du Sud alors en proie à la violence de la mondialisation.
Naissance d'un empire néocolonial
Si Vincent Bolloré possède les trois plus grandes marques de papier à rouler, OCB, JOB et ZigZag, depuis les années 1980, son aventure coloniale commence en 1985 -1986 lorsqu'il rachète la holding Sofical, l'un des principaux producteurs de tabac en Afrique. Enchaînant les acquisitions de la Côte d'Ivoire à Madagascar, il devient "le roi de la cigarette africaine". Il finira par maîtriser toute la chaîne de valeur : production, fabrication et distribution de cigarettes (il s'en séparera au début des années 2000).
En parallèle, différentes acquisitions vont lui permettre de contrôler des circuits commerciaux et logistiques cruciaux pour écouler ses produits et asseoir son emprise sur les économies africaines. En 1986, il rachète les sociétés coloniales SCAC (Société Commerciale d'Affrètement et de Combustible) et SOCOPAO (Société Commerciale des Ports Africains) à la Compagnie financière de Suez. Il commence ainsi à forger son empire logistique et pétrolier qu'il renforcera par l'OPA sur la société pétrolière Rhin-Rhône puis par d'autres rachats de terminaux en France ou en Afrique.
Dès 1988, il prend des parts dans le groupe Rivaud, pur produit de la colonisation franco-belge, présent en Afrique et en Asie. Au terme d'un putsch contre la famille de Ribes1, il finit par racheter en 1996 le groupe Rivaud2. alors empêtré dans des affaires de financements politiques illégaux. Celui-ci constitue un véritable trésor composé de 100 000 ha de plantations, d'un patrimoine immobilier exceptionnel réparti dans les plus grosses capitales du monde et d'un entrelac opaque de holdings et d'entreprises aux noms évocateurs : "Caoutchouc de Padang, Forestière bordelaise, Terres rouges, Compagnie du Cambodge,…", enregistrées pour bon nombre dans des paradis fiscaux. Vincent Bolloré se partagera par la suite le contrôle de Socfin, filiale de Rivaud et propriétaire de milliers d'hectares de plantations (huile de palme et hévéas en Afrique et en Asie), avec Hubert Fabri, devenu un proche, issu d'une dynastie familiale coloniale et actionnaire de cette holding luxembourgeoise. Bolloré en détient aujourd'hui près de 40% des parts tout en étant très actif dans les décisions stratégiques grâce à son siège au conseil d'administration. Aujourd'hui, le groupe Bolloré exploiterait encore au moins 200 000 ha de terres en Afrique et en Asie via Socfin, une activité qui constituerait à la fois une épargne patrimoniale et l'une des clefs de voûte du développement de son empire3.
En 1991, Vincent Bolloré prend le contrôle de Delmas-Vieljeux, une compagnie maritime opérant entre l'Afrique et l'Occident. Bénéficiant de la vague de privatisations imposées à des pays africains par le FMI et la Banque mondiale via les Programmes d'Ajustement Structurel, il met la main sur des sociétés publiques comme la Sitarail en 1995, une société ferroviaire binationale opérant entre le Burkina Faso et la Côte d'Ivoire, la Régie nationale des chemins de fer du Cameroun en 1999 (qui devient alors Camrail) et dans les années qui suivirent, de nombreux ports sur toute la façade ouest et centrale du continent. Tous ces achats dans le domaine du transport maritime et de la logistique en Afrique constitueront, en 2008, Bolloré Africa Logistics. En 2016, Bolloré Africa Logisitics intègre la filiale Bolloré Transport & Logistics regroupant toutes les activités logistiques et pétrolières du groupe. Ce contrôle lui permet de peser sur les économies africaines et il va en tirer la majeure partie de sa fortune (en 2012, les activités du groupe en Afrique représentaient 1/4 de son chiffre d’affaire, mais 80 % de ses bénéfices4. Comme le disait un ancien du groupe Bolloré5 en 2006 dans un article du Monde Diplomatique6, "l’Afrique est comme une île, reliée au monde par les mers. Donc, qui tient les grues tient le continent."
La recette prédatrice et colonisatrice des affaires à la sauce Bolloré repose sur les nombreux conflits de la région qu'il utilise pour se placer et accaparer des contrats logistiques. Il profite non seulement de la situation de fragilité de pays africains, mais entretient et amplifie le phénomène en confisquant et pillant des richesses7. Comble du cynisme, il s'enrichit également sur les crises humanitaires : « Au Soudan, pays pétrolier ravagé par des années de violence, ses filiales font, de l’aveu même de leurs responsables, de fructueuses affaires simultanément dans les logistiques humanitaire... et pétrolière ». Cette stratégie résonne tristement avec le livre de Naomi Klein, La stratégie du choc, dévoilant un capitalisme qui s'épanouit sur les désastres sociaux, écomiques et politiques d'un monde globalisé.
Le groupe Bolloré finit par être présent dans 46 pays du continent sur 54, contrôle 3 concessions ferroviaires et 16 terminaux à conteneurs et encore plus de terminaux portuaires, ce qui en fait l'un des maîtres de la logistique africaine. En ajoutant à ce contrôle logistique celui de la terre, des ressources et des plantations (hévéa, bois, palmeraies, cacao, coton, bananeraies...), l'empire Bolloré est un digne héritier de la tradition colonialiste française, exploitant les ressources et contrôlant les flux de marchandises de tout un continent de manière monopolistique. Après avoir fait sa fortune, Bolloré a revendu en 2022 sa filiale Bolloré Africa Logistics, devenue Africa Global Logistics (AGL).
Comme un souvenir des colonies
Le caractère colonial de l'empire Bolloré en Afrique ne tient pas uniquement à son contrôle titanesque du continent, il utilise également les mêmes méthodes : conditions de travail proches de l'esclavage, accaparement des terres et ressources, atteintes aux conditions de vie (humaines et autres qu'humaines). Celles-ci sont régulièrement dénoncées par des journalistes, des ONG, des travailleur·ses de ses filiales, les populations locales, et même par les actionnaires du groupe. Une enquête de l'OCDE reproche au groupe des manquements sur des principes fondamentaux tels que le respect des Droits humains, la protection de l'environnement et la garantie de la santé et de la sécurité au travail.
Au Cameroun8 où il contrôle 80% du marché de l'huile de palme du pays (via la Socapalm, filiale de Socfin)9, mais aussi au Liberia10, au Sierra Leone11 ou en Côte d'Ivoire, ainsi qu'au Cambodge, des associations de riverain·es relayées par l'ONG ReAct se mobilisent depuis 201312 contre l’« accaparement aveugle des terres ne laissant aux riverains aucun espace vital », la « faiblesse des compensations accordées aux populations riveraines », et la « réduction forte des services et des contributions au développement social des villages ». Plus de 9000 personnes et 200 familles auraient été privées de leur terres sur ces 5 pays13 comme en témoignent des habitant·es de Kribi au Cameroun14 : “nous n’avons pas été consultés, nous avons été mis devant le fait accompli : nous devions partir, laisser notre village, notre forêt, nos champs et les tombes de nos ancêtres. Les engins sont venus, ont tout rasé, puis les surfaces ont été plantées d’hévéas. Notre lieu de vie en forêt a été complètement détruit, nous n’avons plus où chasser, où pêcher, où pratiquer l’agriculture. Nous n’avons plus qu’un espace très réduit, près des maisons, entouré par les champs des Bantou. Nous n’avons pas eu de compensation suite à cette expropriation”. Les promesses d'emplois ou de compensations, y compris pour certaines signées lors des conventions de cessions, n'ont pour la plupart pas été respectées. Pire, ces populations dépossédées de leur terres et de leurs moyens de subsistance seraient aujourd'hui menacées et malmenées aux abords des plantations par "des escouades de gendarmes commandités ou employés de sociétés de gardiennage privées". Les ONG relatent également des campagnes d'intimidation qui viseraient à confisquer des terres aux communautés locales. À Edea au Cameroun, les ONG et les investisseurs du groupe dénoncent un harcèlement généralisé des femmes15 par les employé·es des plantations. EarthWorm Foundation, un cabinet de conseil financé par Socfin le reconnaît lui-même, mais le groupe Bolloré se défend d'en être responsable, arguant qu'il n'est pas l'actionnaire principal.
Pour ces activités dans les plantations africaines, le groupe Bolloré est dans le viseur de la justice française depuis une dizaine d'années suite aux plaintes de 145 Camerounais·es et de 10 ONG. Socfin, qui refusait de produire des documents pouvant prouver qu'elle était contrôlée par Bolloré et donc justifiant de son devoir de vigilance, a été condamnée à payer une amende de 145 000 € en 2023. La cour d'appel de Versailles avait déjà estimé, en 2022, que ses activités étaient « susceptibles de porter atteinte aux droits fondamentaux » des demandeur·ses camerounais·es « et notamment à leur droit à un environnement sain ». Les enquêtes judiciaires sont toujours en cours.
Car au delà de l'accaparement des terres, les ONG ainsi que les locaux·ales dénoncent la pollution des cours d'eau, la déforestation et les violences et conditions de travail esclavagistes dans les plantations de Socfin et sur les plateformes logistiques de Bolloré* :
- au Cameroun, via Socfin, les employé·es sont payé·es une misère (ou pas du tout) et logé·es dans des conditions inhumaines sans eau ni mobilier, des responsables syndicaux·ales sont menacé·es de mort et des enfants sont exploité·es. On se souviendra du reportage de Complément d'Enquête diffusé en 201616 sur les plantations camerounaises montrant (entre autres) les conditions de travail des employé·es, recruté·es parmi les populations les plus pauvres du pays, y compris des enfants. Les riverains·es perdent l'accès à leur terre, comme par exemple à Apouh où iels se sont constitué·es en collectif pour lutter contre la spoliation foncière : début 2025, iels ont rédigé une lettre ouverte aux dirigeants de la Socapalm17.
- au Liberia, l'ONU a constaté des conditions catastrophiques sur des plantations d'hévéas : travail d'enfants, violences sexuelles récurrentes, utilisation de produits cancérigènes, présence d'une milice privée, interdiction des syndicats, répression sanglante. En avril 2025, une enquête Bloomberg dénonce le fait que de nombreuses femmes sont contraintes d'avoir des rapports sexuels en échange de leur emploi18
- au Mali, les travailleur·ses de Bolloré Logistics ont dénoncé des conditions de travail quasi-esclavagistes, iels seraient régulièrement violenté·es, insulté·es et disent souffrir de traumatismes.
Partout, les locaux·ales s'organisent pour résister mais la répression est sanglante : 2 morts en 2019 lors d'une altercation entre des membres de la communauté et les forces de sécurité (dont certaines sur des pick-up Socfin) qui protégaient l'exploitation19.
Enfin, on peut aussi parler de la complicité de Bolloré dans le trafic de coltan, utilisé dans la fabrication de smartphones, tablettes et ordinateurs. Selon un rapport de l'ONU sur l'exploitation illégale des ressources en RDC20, le groupe Bolloré serait impliqué dans l'exploitation de cette matière première rare et très convoitée au Kivu en RDC. Ce "minerai de sang" est au cœur d'une guerre ouverte entre différents groupes armés qui commettent régulièrement des massacres et viols sur la population civile. Le nombre de victimes, après des décennies de guerre, est difficile à chiffrer mais il est dans tous les cas vertigineux (plus de 6 milions de morts depuis 1998). Le groupe français est accusé d'avoir conclu des accords avec les groupes armés et donc par ce biais de les avoir financés. Il aurait ainsi profité de la guerre, comme d'autres multinationales, pour exploiter le coltan à moindre coût. Ce même rapport indique que la SDV (filiale à 100% du groupe Bolloré jusqu'en 2022, année de la vente de Bolloré Africa Logistics), est "parmi les principaux maillons de ce réseau d’exploitation et de poursuite de la guerre".
La prédation de Bolloré en Afrique, sans limite ni respect pour les populations locales, est ainsi directement issue d'une stratégie coloniale. Celle-ci est peut être encore plus visible lorsqu'on étudie les liens étroits entre Vincent Bolloré, les présidents Africains et les réseaux de la Françafrique.
Bolloré ou le maître de la Françafrique
Vincent Bolloré a vite compris comment s'imposer en Afrique. Après deux siècles de colonisation, les territoires africains acquièrent un à un leur indépendance mais les anciens empires coloniaux n'ont pas dit leur dernier mot et ne comptent renoncer ni à leurs influences, ni aux incommensurables richesses de l'Afrique. Avec les privatisations imposées au nom du soi-disant sauvetage des économies africaines par le Fonds Monétaire International (FMI) dans les années 1990, le continent est quasiment vendu aux enchères. Alors même que les jeunes démocraties se mettent en place, elles sont en permanence déstabilisées par la pauvreté, les guerres et les puissances extérieures. C'est sur ces cendres encore fumantes que prospèrent alors des hommes politiques – plus ou moins fréquentables – soutenus pour la partie francophone par les réseaux néocoloniaux de la Françafrique21.** Bolloré va pleinement en bénéficier et va même en être, à un moment, l'un des principaux maillons.
Sa réussite doit beaucoup aux amitiés intéressées du PDG néo-colon qui négocie directement avec les présidents et dictateurs du continent : Laurent Gbagbo puis Alassane Ouattara en Côte d’Ivoire, Faure Gnassingbé au Togo, Alpha Condé en Guinée, Blaise Compaoré au Burkina Faso et Paul Biya au Cameroun mais aussi Charles Taylor au Liberia (depuis reconnu coupable de crime contre l'humanité). Vincent Bolloré comme toujours, cherche à gagner, quitte à faire affaire avec des criminel·les. Il prend aussi soin de ses réseaux politiques métropolitains, de gauche22comme de droite, en prêtant par exemple son yacht ou son jet à son ami Sarkozy pour ses vacances ou encore en recrutant l'ancien bras droit de Chirac (Michel Roussin23) ou l'ancien collaborateur d'Hollande (Ange Mancini24). Et si c'est nécessaire, il n'hésite pas faire appel au plus haut sommet de l'Etat français25 pour faire pression sur les pouvoirs africains et régler ses différends.
En 2008, Gilles Alix26, alors directeur général du groupe, ne se cachait pas de ces liens troubles, en Afrique, entre affaires et politiques : "Les ministres, on les connaît tous là-bas. Ce sont des amis. Alors, de temps en temps, on leur donne, quand ils ne sont plus ministres, la possibilité de devenir administrateurs d’une de nos filiales. C’est pour leur sauver la face. Et puis on sait qu’un jour ils peuvent redevenir ministres.”27
Petit à petit, la justice va pourtant s'intéresser à son juteux business qui ressemble plus à un jeu mafieux qu'à une success story entrepreneuriale. Une enquête pour corruption va finir par être ouverte en 2013 en France pour deux dossiers de campagnes électorales au Togo et en Guinée. Bolloré est accusé d'avoir utilisé une filiale de son empire (Havas, spécialisée dans la communication et la publicité) et sous-facturé ses prestations afin d'influencer les élections en faveur de ses candidats (Alpha Condé et Faure Gnassingbé), en échange de l'attribution de concessions portuaires dans les ports de Conakry et de Lomé. Reconnu coupable de corruption en 2021, le groupe Bolloré s'en tire avec une amende de 12 millions d'euros mais reste poursuivi au Togo. La même méthode, que ce soit par l'intermédiaire de sa filiale Havas ou de son empire médiatique, est utilisée pour influencer d'autres élections et favoriser l'image de certains leaders (en France ou en Afrique) comme par exemple au Sénégal en 2007, ou encore au Gabon, lui permettant d'obtenir des ports sans aucun appel d'offre. Les affaires finissent par s'accumuler : réglées à coups de millions ou non, elles écornent surtout l'image lisse et bien peignée de Bolloré.
En 2020, une nouvelle affaire de corruption arrive devant la justice. Cette fois, c'est au Cameroun que les affaires portuaires de Bolloré sont scrutées à la loupe. Est-ce la déconvenue de trop qui aurait conduit la multinationale à se débarrasser de sa filiale logistique africaine ?28 . Le groupe Bolloré a très probablement revendu cette filiale au moment où il pouvait en tirer le plus29. Et ce n'est pas fini : en mars 2025, une plainte panafricaine a été déposée30par onze associations de lutte pour la transparence en Afrique dénonçant recel et blanchiment : elles réclament notamment que soient restitués aux "États et populations vicitimes" les milliards d'euros générés par la cession de Bolloré Africa Logistics.
Une certaine vision du monde
On pourrait se demander : mais pourquoi parler de la naissance du groupe Bolloré ? Pourquoi raconter cette genèse coloniale alors qu'aujourd'hui nous faisons face à Bolloré "le magnat des médias d'extrême-droite" ? Eh bien s'il est important d'y revenir, c'est parce que ces stratégies s'auto-alimentent, parce qu'elles participent de la même vision du monde qu'il contribue à nourrir en France et ailleurs, basée sur la domination patriarcale, raciste, impérialiste et fasciste.
Premièrement, l'autoritarisme et la censure rappellent les méthodes fascistes. Que ce soit en France ou en Afrique, toustes celles et ceux qui dénoncent ses méthodes sont poursuivi·es. Il est connu pour ses pratiques de procès-bâillon : il a d'ailleurs été condamné pour procédure abusive contre un journaliste de France Inter31 – contre les ONG, journalistes et médias qui osent le pointer du doigt. Il use également de formes d'intimidation, comme a pu en subir le journal Le Monde en 2014 qui s'est vu retirer ses recettes publicitaires après lui avoir fait mauvaise presse. Dans les médias qu'il détient, il pratique un management de la terreur32(voir sa reprise en main de Canal+ ou iTélé33) tout en remaniant les lignes éditoriales selon ses propres opinions, effaçant toute voix dissidente. Une stratégie systématique qui n'est pas sans rappeler les méthodes des régimes autoritaires avec lesquels il est particulièrement à l'aise.
Comme on l'a vu plus haut, la corruption pour le profit, le pillage, le bafouement des droits humains et la destruction des habitats montrent à quel point la "réussite" de l'empire Bolloré est intrinséquement liée à des dynamiques impérialiste, raciste, écocidaire et à une vision politique oligarchique.
Comme le théorisait Karl Polanyi34, le capitalisme conduit toujours au fascisme et Vincent Bolloré en est l'une des représentations archétypiques. Il est profondément attaché au système néolibéral dont il a pleinement profité pour fonder son empire. Pour poursuivre son l'agrandissement de son empire capitaliste, il a besoin d'un programme raciste et réactionnaire qui élimine toute remise en question économique, sociétale ou géopolitique progressiste (oserait-on dire wokiste ?). Pas étonnant alors que ce "smiling killer" sans scrupule ni état d'âme soit tout à fait compatible avec l'extrême-droite dont le projet politique colle avec ses intérêts économiques.
Aujourd'hui, le groupe Bolloré, qui s'est retiré de ses activités logistiques africaines (mais pas de ses plantations), continue de développer sa présence sur le continent africain via les médias : "L'avenir de Canal+ c'est l'Afrique!" comme le dit l'un de ses dirigeants35. Canal+, déjà très présent dans le secteur de la télévision payante sur le continent depuis des dizaines d'années, prévoit notamment de racheter Multichoice : si ce rachat se conclut, le groupe Bolloré obtiendra alors un nouveau monopole dans une trentaine de pays (notamment en Afrique Francophone) sur la télévision et le divertissement. Compte tenu de son penchant pour l'extrême-droite et de son palmarès de marionnettiste électoral, cette perspective génère des inquiètudes légitimes quant à sa mainmise sur la production et diffusion de contenus en Afrique36.
En France, les activités industrielles de Bolloré, bien que pour l'instant minoritaires, gardent en elle cet ADN colonial puisqu'elles reposent sur l'extractivisme : avec Blue Solutions, il parie sur l'industrie des batteries au lithium – des gigafactory et giga-investissements sont prévus en France. Un accord a été signé en 2010 avec Eramet pour extraire le lithium nécessaire aux batteries en Argentine avec la bénédiction de l'État français, qui possède 27% du groupe minier. On retrouve encore ici le principe colonial de l'empire Bolloré : ce pays fait partie du « triangle du lithium » (ABC : Argentine, Bolivie et Chili) d'Amérique Latine, où les grands groupes se livrent une guerre acharnée qui pèse lourdement sur les peuples autochtones et déterminent les politiques des pays concernés. À noter que le groupe Eramet est déjà tristement connu pour ses destructions irréversibles dans les zones où il opère : dépossession des terres, destruction de l'environnement, épuisement des ressources en eau.
Entretenir racisme, anti-progressisme et impérialisme à travers les médias est pour Bolloré la garantie de pouvoir continuer d'exploiter l'Afrique mais aussi d'avoir les mains libres en France. On comprend alors la stratégie du milliardaire : après avoir pillé et mis un continent sous sa coupe économique, il vise maintenant, en utilisant les mêmes méthodes, à manipuler le pouvoir institutionnel et politique en France afin de modeler le monde selon ses envies et les intérêts économiques et politiques de son groupe, sans avoir plus aucune opposition. Trump et Musk, de l'autre côté de l'Atlantique, l'ont fait, alors pourquoi pas lui ? L'empire Bolloré mérite en tant que tel qu'on s'oppose à son expansion, mais il est aussi essentiel de venir saper à la racine les ressources économiques qui alimentent la propagande fasciste.
Ce n'est pas uniquement via les discours et les médias qu'elle s'immisce dans nos sociétés, c'est aussi dans l'exploitation des peuples et l'indifférence aux souffrances des opprimé·es qu'elle prend racine. Comme le disait Césaire à propos du nazisme : "on se tait à soi-même la vérité, [...] que ce nazisme-là, on l'a supporté avant de le subir, on l'a absous, on a fermé l'œil là-dessus, on l'a légitimé, parce que, jusque-là, il ne s'était appliqué qu'à des peuples non européens ; que ce nazisme-là, on l'a cultivé, on en est responsable, et qu'il sourd, qu'il perce, qu'il goutte, avant de l'engloutir dans ses eaux rougies, de toutes les fissures de la civilisation occidentale et chrétienne."
"Désarmer Bolloré", ce n'est pas seulement viser l'homme derrière la machine, c'est viser le système dont il est à la fois symptôme et catalyseur, comme tant d'autres milliardaires et grands groupes.* Connaître l'empire Bolloré et toutes ses ramifications permet d'identifier des prises matérielles sur lesquelles il devient possible d'agir, en France et ailleurs, et de mettre au jour le dispositif tentaculaire par lequel il tente d'imposer peu à peu son idéologie fasciste.
Pour aller plus loin
- Complément d'Enquête - Prix Albert-Londres 2017 - Vincent Bolloré, un ami qui vous veut du bien ? - 21 juillet 2016
- Revue Silence - Résister à l'empire Bolloré - mars 2025
- Rapport ATTAC - Le système Bolloré - avril 2025
Images

Vincent Bolloré et le président guinéen, Alpha Condé, à Conakry, en juin 2014 (CELLOU DIALLO / AFP)

Manifestation de paysan·nes dans une plantation de la Socapalm au Cameroun (© ReAct)

Un groupe de villageois·es bloque l’usine de la Socapalm Mbongo, au Cameroun, le 28 avril 2015 (© Photo ReAct)

Vincent Bolloré et le président du Niger, Mahamadou Issoufou, au volant d'une Bluesummer en 2015 (© Eric Dessons/JDD)>

Nicolas Sarkozy et Vincent Bolloré, en 2008, au 10e anniversaire de la fondation Fondation de la 2ème Chance (B.TESSIER/POOL/AFP)>
Notes
Footnotes
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https://www.liberation.fr/futurs/1997/08/05/rivaud-une-saga-financiere-2-bollore-le-tombeur-de-dynastieen-deux-mois-l-industriel-a-ravi-le-contr_213667/) ↩
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https://www.mediapart.fr/journal/economie/020209/enquete-sur-la-face-cachee-de-l-empire-bollore ↩
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https://www.mediapart.fr/journal/economie/170222/l-afrique-coeur-du-reacteur-du-groupe-bollore) ↩
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https://archives.lesechos.fr/archives/2013/Enjeux/00301-029-ENJ.htm ↩
-
www.monde-diplomatique.fr%2F2009%2F04%2FDELTOMBE%2F16970%23nb9#federation=archive.wikiwix.com&tab=url ↩
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https://www.liberation.fr/futurs/2008/03/11/les-camerounais-exploites-des-palmeraies-de-bollore_67022/ ↩
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Il est assez difficile de démêler et d'articuler les nombreux chiffres qu'on peut trouver dans les diverses sources concernant les nébuleuses affaires de Socfin, la socfin elle-même se vante de produire plus de 40% de la production d'huile brute camerounaise. https://socfin.com/implantations/socapalm/ ↩
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Le groupe possède la plus grande plantation d'hévéas du pays et serait selon un rapport de l'ONU de 2006 notamment responsable de l'expulsion de 75 villages https://basta.media/bollore-credit-agricole-louis-dreyfus-ces-groupes-francais-champions-de-l ↩
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https://www.mediapart.fr/journal/economie/080417/accaparement-des-terres-l-interminable-bras-de-fer-avec-le-groupe-bollore ↩
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https://grain.org/media/W1siZiIsIjIwMTUvMDQvMjMvMDJfMzRfMzdfODEwX0Rvc3NpZXJfZGVfcHJlc3NlX3JpdmVyYWluc19ib2xsb3JlX19hdnJpbF8yMDE1LnBkZiJdXQ ↩
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Six mille personnes sont privées de leurs terres par les plantations Socfin au Cameroun, deux mille au Liberia, mille en Côte d’Ivoire, huit cent familles au Cambodge, deux cents au Sierra Leone, affirme Emmanuel Elong, président de l’Alliance" https://www.cadtm.org/Plantations-Socfin-Bollore-une ↩
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https://www.pressenza.com/fr/2020/02/les-bagyeli-menaces-par-les-plantations-industrielles-au-sud-cameroun/) ↩
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https://www.revuesilence.net/numeros/540-Resister-a-l-empire-Bollore/cameroun-face-aux-violences-de-socfin-les-femmes-resistent) ↩
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https://desarmerbollore.net/news/lettre-ouverte-aux-dirigeants-de-la-socapalm ↩
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https://www.bloomberg.com/features/2025-socfin-plantations/ ↩
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www.lexpress.fr/economie/entreprises/vincent-bollore-et-la-gauche-l-amour-vache_1834926.html ↩
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https://www.latribune.fr/decideurs/2018-12-27/afrique-france-des-hommes-de-reseau-9-12-michel-roussin-le-tolier-802281.html ↩
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https://www.latribune.fr/decideurs/2019-01-02/afrique-france-des-hommes-de-reseau-11-12-ange-mancini-au-plus-pres-de-son-ami-vincent-802369.htm ↩
-
https://www.mediapart.fr/journal/international/190122/corruption-en-afrique-le-protocole-bollore ↩
-
https://www.liberation.fr/societe/2008/10/17/le-groupe-francais-refuge-des-ministres-retraites_153636/ ↩
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https://afriquexxi.info/Le-flibustier-les-tresors-caches-et-les-nuages-judiciaires ↩
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https://www.mediapart.fr/journal/economie-et-social/221221/le-groupe-bollore-tire-un-trait-sur-l-afrique ↩
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https://multinationales.org/fr/enquetes/le-systeme-bollore/les-rentes-africaines-de-bollore ↩
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https://www.lemonde.fr/societe/article/2025/03/19/vincent-bollore-et-son-groupe-vises-par-une-plainte-panafricaine-l-accusant-d-etre-au-c-ur-d-un-systeme-de-corruption_6583461_3224.html ↩
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https://www.lemonde.fr/police-justice/article/2019/05/10/bollore-perd-une-action-en-diffamation-contre-un-journaliste-de-france-inter_5460673_1653578.html ↩
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https://www.radiofrance.fr/franceinter/reporters-sans-frontieres-produit-un-mini-documentaire-sur-les-methodes-de-vincent-bollore-6628005 ↩
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https://www.acrimed.org/Lire-L-empire-Comment-Vincent-Bollore-a-mange ↩
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Karl Polanyi, L'essence du fascisme, 1935 ↩
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https://www.cnbcafrica.com/media/6345995997112/frances-canal-offers-to-buy-multichoice-group/ ↩
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https://afriquexxi.info/La-machine-de-guerre-Bollore-decortiquee ↩